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Ukraine : un régime corrompu de haut en bas
Une affaire de corruption à grande échelle vient d’éclater en Ukraine. Selon le Nabu (Bureau national anticorruption), elle implique les activités d’une « organisation criminelle de haut niveau » qui, dans l’entourage immédiat du président Zelensky, rançonnait notamment la filière de production d’énergie.
Ce scandale tombe on ne peut plus mal pour le pouvoir. En effet, du fait des bombardements russes qui ciblent systématiquement les infrastructures énergétiques du pays, ses grandes villes sont, comme chaque année à la veille de l’hiver, privées d’électricité et, souvent, de chauffage urbain.
Le Nabu, qui enquêtait sur ces affaires depuis 15 mois, a opéré 70 perquisitions chez des personnalités de premier plan et au siège d’institutions faisant partie du réseau de corruption et de blanchiment. On cite entre autres quatre ministres, dont celui de la Justice et ex-ministre de l’Énergie, Halouchtchenko ; la société publique Energoatom, dont les sous-traitants devaient systématiquement verser 10 à 15 % de pots-de- vin pour s’assurer des contrats ; Timour Minditch, un affairiste très proche du président ukrainien, ainsi que ses deux adjoints chargés des aspects financiers de ses opérations, légales ou non.
Le trio, averti de l’opération du Nabu et du SAP (Parquet spécial anticorruption), a fui à l’étranger quelques heures avant les perquisitions. Minditch n’est pas n’importe qui, mais un très proche collaborateur et associé de Zelensky. Copropriétaire de Kvartal 95, leur société de production cinématographique, il a connu une ascension fulgurante dans le monde des affaires après l’élection de Zelensky à la présidence en 2019. Il a joué de son influence au gouvernement pour étendre ses activités notamment aux secteurs de l’énergie, de la presse et surtout de la défense : la société Fire Point, qu’il contrôle en sous-main, est le premier fournisseur de drones à l’armée ukrainienne.
Le 22 juillet, alors que le Nabu venait d’inculper Tchernychov, ancien vice-Premier ministre et ami de la famille Zelensky, pour abus de pouvoir et perception de pots-de-vin, puis fait perquisitionner le domicile berlinois d’un ex-conseiller économique du président ukrainien, celui-ci avait fait voter une loi plaçant le Nabu et le SAP sous la dépendance directe du procureur général, nommé par le président. Il y avait urgence, et les députés à la Rada avaient voté comme un seul homme cette loi signée le soir même par Zelensky : ils avaient tout intérêt à brider ces organes encore trop indépendants, bien qu’ils n’aient jamais brillé par leur ardeur à combattre la corruption.
Seulement, l’escamotage n’a pu se faire comme prévu. Une fraction de la jeunesse estudiantine et de la petite bourgeoisie des grandes villes, pourtant des piliers du régime, était descendue dans la rue pour crier son dégoût d’une mesure visant aussi impudemment à assurer l’impunité aux trafiquants et corrompus au sommet.
Menacé d’une grave crise politique, et de perdre de nouveaux soutiens alors que de plus en plus d’Ukrainiens montrent leur lassitude de cette guerre sans fin, menacé aussi de voir ses parrains ouest-européens lui retirer une partie de leur aide, au motif d’une complaisance trop ouverte pour la corruption des dirigeants, Zelensky dut rétropédaler. Il força les députés, malgré leurs réticences, à rendre leur indépendance au Nabu et au SAP.
On le voit, cela ne réglait pas grand-chose, et pouvait encore moins éradiquer un mal qui ne date pas de l’élection de Zelensky et n’est pas une particularité locale. En effet, la corruption généralisée, ce mode de fonctionnement des « élites » dirigeantes et finalement de l’ensemble de l’appareil d’État, renvoie, dans la plupart des États issus de la dissolution de l’URSS, à la façon dont la bureaucratie stalinienne, puis brejnévienne, prospérait en parasitant l’économie soviétique.
Le Nabu et le SAP ne peuvent certes pas changer cette situation, si tant est qu’ils en aient jamais eu l’intention. Mais, dans les luttes de clan permanentes au sommet de l’État ukrainien, certains, appuyés ou pas par les dirigeants ouest-européens, qui répètent que l’Ukraine doit combattre la corruption pour rejoindre l’Union européenne, peuvent profiter de cette situation et des scandales qui l’entourent pour peser sur Zelensky, voire pour préparer l’après-Zelensky dans le cadre d’un éventuel cessez-le-feu.
« Tout le monde sait combien coûte la sortie du “bus” » (où l’on entasse les hommes raflés dans la rue pour les envoyer au CTR, le centre de regroupement militaire), a déclaré le député Oleksi Hontcharenko : « cela va de 1 000 à 6 000 ou 8 000 dollars. Et si vous êtes déjà arrivé au CTR, alors là, les chiffres sont de 8 000, 10 000 et 15 000 dollars pour être libéré. » Autrement dit, nul n’ignore combien cela coûte de graisser la patte aux sergents recruteurs et aux officiers subalternes.
Obtenir une exemption médicale de service militaire se paie au moins 20 000 dollars, et il faut bien plus pour filer « légalement » à l’étranger, donc ne pas risquer sa vie au combat. Mais ces sommes, hors de portée de la plupart des salariés, restent dérisoires à côté des fortunes colossales qu’édifient, sur les contrats militaires au premier chef, les hommes qui peuplent les sommets de l’appareil d’État ukrainien. Et ce sont les mêmes qui durcissent les peines qu’encourent les réfractaires à la conscription ou qui débattent au Parlement de mobiliser les femmes pour remplacer les soldats tombés au front. Cela se fait, bien sûr, au nom de « la défense de la patrie », que ces politiciens véreux et oligarques insatiables défendent avec la peau des petites gens, en restant, eux, loin à l’arrière, voire à l’étranger.
« Défendez-nous des Russes », disent en chœur nantis et dirigeants ukrainiens. « Mais qui nous défendra de cette engeance ? » est en droit de penser leur propre population…