L'Europe unie, une nécessité, mais une impossibilité sous le capitalisme
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- De l'Empire romain à la barbarie
- La formation des nations européennes
- Les découpages
- L'impérialisme européen : de guerres en partages de l'Europe et du monde
- Après la Seconde guerre mondiale, l'Europe plus nécessaire que jamais
- Les USA veulent l'Europe
- Du pool charbon acier...
- ... aux traités de Rome
- Le Marché commun, une construction chaotique
- Trente ans de négociations
- Le Marché commun agricole... tous ensemble mais chacun pour soi
- Le nouveau protectionnisme
- Le choc de la crise et l'Acte unique
- L'impossible et nécessaire Europe
- Les États nationaux, une nécessité pour les groupes capitalistes
- L'Europe, un marché convoité par tous
- La classe ouvrière européenne a son rôle à jouer
- Les travailleurs n'auraient rien à craindre d'une Europe unie
- L'Europe unie sera l'œuvre de la révolution prolétarienne
L'Europe unie, une nécessité, mais une impossibilité sous le capitalisme
Exposé du Cercle Léon Trotsky du 28 avril 1989
On ne peut pas parler d'Europe sans parler de guerre, l'Europe n'a pour ainsi dire jamais été unie ; l'histoire de la formation des nations européennes est intimement mêlée aux guerres qu'elles se sont livrées au fil des siècles, les unes contre les autres, seules ou coalisées, en rivalités perpétuelles pour se disputer des fiefs, des provinces, une route commerciale, un accès à la mer, la domination politique et économique. Guerres, mariages, alliances, successions, découpages, unifications, partielles et éphémères, guerres encore, guerres toujours jusqu'à celles que l'on a pu connaître au XXème siècle.
Pourtant cette Europe, si petite, si divisée, si prétentieuse, a un fond commun de peuplement et de culture et une histoire commune. Parce qu'elle a conquis une bonne partie de la planète, parce qu'elle a atteint avant les autres nations et grâce au pillage des autres nations, un stade de développement et d'accumulation capitaliste, elle a marqué toute l'histoire mondiale. La bourgeoisie est née en Europe. Le prolétariat aussi. C'est en Europe enfin que la bourgeoisie a accusé le plus nettement son déclin, que les ferments de décomposition et de révolution ont été les plus visibles. C'est en Europe aussi qu'est né le fascisme, et les deux dernières guerres mondiales qui ont ravagé l'Europe, ont posé le problème de son dépassement et du renversement à l'échelle mondiale du système économique et politique qui les a engendrées.
C'est dire combien ceux qui parlent aujourd'hui d'Europe de 92, de Marché Commun, d'Acte unique et autres expédients pour redonner une perspective et un avenir aux bourgeois et aux capitalistes européens, font figure d'attardés de l'Histoire.
L'Europe, nous en sommes convaincus, ce ne sont pas les bourgeoisies qui la feront, ce sera la classe ouvrière et dans la perspective de l'Union Universelle des peuples de la Terre, sur les bases d'un système économique, politique et social nouveau que nous appelons socialisme et qui est à construire.
De l'Empire romain à la barbarie
Parler d'Europe est presque une gageure. On peut parler d'États, de nations européennes, à la rigueur du Vieux Continent, mais pour montrer une Europe considérée dans son ensemble il faut remonter bien loin dans le passé. Il faut remonter jusqu'à Rome.
Par la conquête, les Romains avaient créé une Europe, une Europe qui n'allait pas, au Nord, au-delà du Rhin, mais qui englobait déjà la majeure partie de la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l'Espagne et le Portugal, l'Italie, bref tout le marché commun actuel, et tout le pourtour méditerranéen, avec la Grèce bien sûr et ce qui sera plus tard la Yougoslavie, la Bulgarie, la Roumanie, la Lybie, l'Egypte ainsi qu'une frange importante de tous les pays maghrébins. Cette Europe romanisée, organisée en provinces sous administration romaine, allait durer des siècles, avec une communauté de langue, d'organisation, de citoyenneté et plus tard de religion lorsque le christianisme gagna toute l'Europe Romaine. Oui, on peut dire que la seule Europe, durable, effective, organisée politiquement et gérée comme un tout, elle est derrière nous.
Avec la création des royaumes barbares, à la fin du Vème siècle et la féodalité, l'Europe occidentale se morcela quasi définitivement. Il y aura bien avec Charlemagne une tentative de créer ou de recréer une Europe, mais sans pouvoir atteindre, même en Europe Occidentale, les dimensions de l'Europe romaine, et ce fut de toute façon une création éphémère qui ne survivra pas à Charlemagne, le partage étant la règle, sous la féodalité, dans les héritages.
Désormais, il n'y a pas, il n'y a plus d'Europe. À l'intérieur même des grands "royaumes", la féodalité divise les provinces en principautés et seigneuries. Le seul facteur unificateur reste la religion et l'Université qui en dépend, avec le latin comme langue culturelle. Car dans cette Europe morcelée à l'extrême, hérissée de péages et de particularismes, ravagée par les guerres, il n'y a pas de frontières pour les hommes et les idées ; intellectuels ou bâtisseurs, architectes, médecins, savants, professeurs, maçons, passent d'un pays à l'autre, s'établissent ici ou là, enseignent en Hollande ou à Paris, à Florence, à Londres. C'est en quelque sorte l'héritage de l'Europe et de la civilisation romaine.
La formation des nations européennes
Puis peu à peu, au sein même de la féodalité, au prix là encore de guerres, d'alliances, de violences et de rapines, se créent des États monarchiques, en Espagne, en France, en Angleterre, avec une administration centralisée, une armée, un système politique et des langues différenciées.
Et quand, avec les grandes découvertes, l'Europe sort de l'Europe, elle va transporter ses langues, ses méthodes, ses systèmes politiques sur le Nouveau Continent.
Ce n'est pas l'Europe qui se taille un empire colonial, ce sont les États européens, rivaux, qui se lancent dans la conquête de nouvelles possessions. Selon les conquérants, les pays colonisés parleront espagnol, portugais, hollandais, anglais ou français. Les rivalités du vieux continent se déplacent au-delà des mers et divisent à leur tour des continents souvent bien plus vastes que les métropoles d'origine.
Mais dans l'Europe divisée en États rivaux, perpétuellement soucieux de ne pas laisser un rival prendre le dessus, avec à la tête de chaque nation des dynasties qui se guerroient, s'épousent, se donnent du "cousin", intriguent les unes contre les autres, et plongent régulièrement les populations dans le désastre de la guerre, un souffle nouveau va venir, au XVIIIème siècle, de la révolution française.
Parce qu'en France la bourgeoisie est en train de gagner le pouvoir politique contre la dynastie, elle proclame le droit des peuples contre les tyrans, et parce que la révolution est menacée par la coalition des princes et des aristocrates français émigrés dans les cours d'Europe, c'est chez les peuples qu'elle trouve des alliés.
Mais, et cela aurait peut-être changé la face du monde, la contagion révolutionnaire ne fera pas l'Europe. Accueillies au début comme des armées de libération dans bien des pays, les armées révolutionnaires vont devenir, sous l'autorité de Napoléon, des armées de conquête. La bourgeoisie française avait, la première, parlé de droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. C'est précisément l'éveil des nationalismes qui allait consacrer la faillite des ambitions européennes de Napoléon.
Certes pendant un temps, Napoléon a réussi à faire son Europe à lui, à créer pour ses maréchaux et ses beaux-frères — et il en avait beaucoup — des royaumes éphémères où il apporta un peu du souffle de la révolution avec une législation émancipatrice, le partage des biens de l'Église, l'introduction du Code civil — un progrès à l'époque.
Mais tout cela disparaît après Waterloo ; même si la carte de l'Europe en reste modifiée, les vieilles dynasties se retrouvent.
Les découpages
Et à Vienne, en 1815, les princes d'Europe réunis en congrès, redessinent les contours des États européens, se redistribuent des territoires, "rectifient" des frontières, regroupent des États, parfois contre les vœux des minorités nationales opprimées, en fonction de marchandages qui consacraient la puissance des principaux alliés victorieux. Ils avaient bien entendu tranché dans les peuples, la Pologne était à nouveau partagée entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La Belgique — ou ce qui sera plus tard la Belgique — était offerte à la Hollande, et ni l'unité allemande, ni l'unité italienne n'avaient été réalisées, malgré quelques regroupements spectaculaires.
Peu d'années avant la Révolution française, de l'autre côté de l'Atlantique, les États-Unis d'Amérique se constituaient. Ce qui pouvait passer pour un événement mineur, allait en fait marquer le début d'une nouvelle époque. Oui, au moment où l'Europe consacrait sa division et où les princes s'engageaient à se prêter main-forte contre les peuples, les États-Unis d'Amérique, qui venaient de conquérir leur indépendance par rapport à la puissance coloniale britannique et qui avaient forgé leur unité dans cette guerre d'émancipation, se donnaient une constitution fédérative en 1787. Tout en réservant la souveraineté des États dans toute une série de domaines, la Constitution créait une véritable autorité fédérale ayant seule pouvoir de déclarer la guerre et de négocier des traités, d'entretenir une armée, de battre monnaie, de faire des emprunts. L'union était conclue entre les treize États primitifs, les ex-colonies anglaises, mais elle prévoyait l'agrandissement vers l'Ouest et la possibilité pour tout territoire, librement ouvert à la colonisation, de se constituer en État distinct ; dès qu'il aurait atteint un certain chiffre de population blanche, il serait alors admis dans l'union sur un pied d'égalité absolue avec les anciens États.
Evidemment, tous ces beaux principes d'égalité et de démocratie ne tenaient aucun compte des populations indiennes autochtones et la formation des États-Unis, loin de correspondre au schéma idyllique des rédacteurs de la Constitution, se fera elle aussi dans la guerre et le sang. Mais elle se fera, et à l'échelle d'un continent.
L'Europe, elle, ne bouge guère. Après la réalisation de l'unité allemande et celle de l'unité italienne, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, elle n'a plus d'espace sur le Vieux Continent pour s'étendre, toute annexion ne pouvant se faire qu'au détriment d'empires déjà existants.
L'impérialisme européen : de guerres en partages de l'Europe et du monde
Mais la révolution industrielle intervient et c'est l'époque du capitalisme triomphant, de l'expansion impérialiste. À la recherche de matières premières, de champs d'investissement pour leurs capitaux et de marchés pour leurs produits, les nations européennes les plus riches décollent une fois de plus du Vieux Continent pour partir au pillage du monde. En quelques années elles se partagent l'Afrique, l'Asie, l'Océanie, s'ouvrent le marché chinois. La planète entière est mise sous influence. L'expansion impérialiste est partout brutale, sanglante, elle tranche dans les peuples, dans les civilisations, elle hérisse la planète de frontières qui sont un véritable défi à la géographie et au bon sens. Partout on découpe et on clôt. On n'a tenu aucun compte des ethnies, des langues, des vallées naturelles, des routes de civilisation, on a dessiné à la règle et au compas selon l'avance des prétendus "explorateurs".
C'est le triomphe de l'Europe, ou plutôt des bourgeoisies européennes les plus riches, grâce à leurs États, leurs armées, leurs administrations.
Bien sûr, au-delà des mers, les États-Unis d'Amérique et le Japon, dernières-nées des puissances industrielles, se sont taillé aussi leur chasse gardée, les premiers en Amérique centrale, à la fin du XIXème siècle, aux dépens des anciennes colonies espagnoles, le dernier, à la même époque, aux dépens de la Chine. Mais le centre du monde, reste encore l'Europe, qui bénéficie de l'énorme supériorité que lui ont donnée ses précédentes conquêtes.
Mais si dans un premier temps l'expansion impérialiste a porté la guerre économique hors des frontières d'Europe, sur toute la surface de la terre, la suite va se jouer, tragiquement, sur le Vieux Continent. Principalement parce qu'à l'intérieur des frontières nationales, en symbiose avec leur propre État, se trouvent les centres de décision du grand capital impérialiste. Et la concurrence entre les capitalistes en s'étendant à l'échelle de la planète n'a fait que s'exacerber. Les guerres de conquête coloniale n'ont fait que préparer la guerre en Europe même. Elle aura lieu, et à quel prix ! Elle entraînera dans le massacre la presque totalité des nations européennes, avec leurs colonies d'ailleurs.
De cette écœurante boucherie, l'Europe va sortir en 1918 encore plus divisée. Il n'y aura pas d'unité entre les vainqueurs, il y aura un véritable émiettement au niveau des vaincus.
Le Traité de Versailles, en juin 1919, va consacrer la création de dix-sept nouveaux États européens, nés de la ruine des empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, Turquie) qui se sont effondrés, parfois avant la fin même des hostilités.
On découpe de nouvelles nations. Selon quelle politique ? Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ? Oui en principe ; en réalité, on trace les frontières des nouveaux États sans tenir compte des cohérences linguistiques et des solidarités historiques.
Précédant la conférence, un gouvernement provisoire s'était créé en Pologne, une République tchécoslovaque avait été proclamée, la Hongrie s'était détachée de l'Autriche, mais la Conférence de Paix va s'arroger le droit de tracer elle-même les frontières de ces nouveaux États, et elle va en créer d'autres, de bric et de broc ; avec les anciennes possessions balkaniques des Habsbourg, ficelées avec des bouts de l'ex-empire ottoman, vaincu, elle va fabriquer la Yougoslavie, véritable mosaïque de peuples, la Bulgarie, l'Albanie, elle, va aussi agrandir la Roumanie. Elle va diviser l'Allemagne pour laisser le couloir de Dantzig à la Pologne. Et puis bien sûr, elle va donner en prime aux impérialismes vainqueurs des "mandats" sur les ex-possessions de l'Empire Ottoman au Moyen-Orient. C'est de là que date le mandat britannique sur l'Irak, la Transjordanie, la Palestine et le mandat français sur la Syrie et le Liban. Hors d'Europe, bien sûr, les impérialismes français et anglais se partagent les colonies allemandes d'Afrique et du Pacifique.
En vérité, les plénipotentiaires des gouvernements bourgeois réunis à Versailles ne pouvaient résoudre ni le problème de la paix durable en Europe, ni celui des nationalités. Ils ne le pouvaient pas, car Versailles était le point de rencontre des rivalités impérialistes des pays vainqueurs et ils ne pouvaient pas sortir du cadre bourgeois.
A l'Est, dans la nouvelle République soviétique, issue de la révolution prolétarienne d'octobre 1917, les bolcheviks posaient en termes neufs le problème de la coexistence des nationalités différentes. Le parti bolchevik avait depuis longtemps pris position à ce sujet. Le vaste empire des tsars avait consacré la suprématie et la domination de la Russie sur toute une série de peuples, gagnés par la conquête, les partages, les rachats ; et l'oppression grand-russienne était vivement ressentie chez toutes ces populations. Conformément à leur ligne internationaliste, les bolcheviks victorieux, firent dès le 2 novembre 1917 une "Déclaration des Droits des Peuples de Russie", qui affirmait le droit des peuples de Russie à disposer librement d'eux-mêmes, y compris de se séparer et de former des États indépendants et proclamait l'abolition de tous les privilèges et exclusives nationaux et nationaux-religieux.
Il fallait beaucoup d'audace pour prendre une telle orientation, en pleine guerre mondiale et alors que la révolution, effective à Moscou et Petrograd, était loin d'avoir encore pénétré tout le pays. Mais c'était la réponse révolutionnaire aux problèmes posés par l'oppression et le développement du sentiment national.
L'Ukraine aussitôt organisée en État indépendant se retourna contre le pouvoir révolutionnaire et dans plusieurs régions, la possibilité de séparation donnée aux peuples, favorisa les menées de la bourgeoisie locale et des armées blanches. Mais, en 1922, à la fin de la guerre civile, quand la révolution l'eut emporté, le nouvel État fut organisé en Union des Républiques Socialistes Soviétiques en 1922. La Constitution de 1924 proclame : "l'URSS est un État Fédéral constitué sur la base de l'Union librement consentie des Républiques soviétiques égales en droits". On en décompte quinze, elles-mêmes découpées en Républiques autonomes.
Bien sûr le stalinisme va passer par là, et les problèmes nationaux qui éclatent aujourd'hui en URSS montrent qu'une nouvelle oppression s'est constituée, mais l'organisation fédérative mise en place en 1922 sur un immense territoire groupant plus de vingt grandes nationalités différentes, parlant plus de cent langues distinctes, a tenu pendant plus de soixante ans, résisté aux coups de boutoir de l'avance allemande et su créer une certaine cohésion nationale, ce que dans le même temps l'Europe occidentale sera bien incapable de réaliser.
Car les États bourgeois européens, incapables de dépasser leurs divisions, de contenir leurs appétits, de résoudre leurs contradictions, contraints cependant à vivre ensemble, dans un espace économique et politique cloisonné, hostile, vont se diriger, sous le fouet de la crise et de la montée du fascisme, vers une Seconde Guerre mondiale, encore plus sanglante, encore plus démente que la précédente.
En fait la Deuxième Guerre Mondiale sera en quelque sorte la sanction d'une Europe bourgeoise, ravagée par la crise et la montée des fascismes, étouffant dans ses contradictions et ses États rivaux. Une fois de plus, la carte de l'Europe allait être bouleversée par l'avancée, "pacifique" puis guerrière, des armées hitlériennes, puis par la marche des armées alliées et soviétiques, sanctionnée par les accords de Yalta et Potsdam. On redessina la Pologne, l'Allemagne fut découpée en quatre zones d'occupation, on procéda à de gigantesques transferts de population.
D'unité de l'Europe, il n'en fut pas question, ni dans les pays libérés par les Alliés occidentaux, ni dans les pays libérés par l'armée soviétique. Il ne fut question d'unité entre les gouvernements vainqueurs que dans la crainte de secousses révolutionnaires sur le Vieux Continent. On reconstruisit à l'Est comme à l'Ouest, très vite, des appareils d'État bourgeois pour combler le vide étatique laissé par le départ des armées allemandes d'occupation ou la compromission des vieux appareils d'États nationaux avec les nazis.
L'Alliance contre-révolutionnaire conclue entre Staline et les Alliés occidentaux allait donc permettre aux bourgeoisies déclinantes de l'Europe de reprendre souffle et crédit. Mais dès que la peur de la révolution se fut éloignée, l'antagonisme entre l'impérialisme et l'URSS revint au premier plan et consacra une nouvelle division de l'Europe entre l'Est et l'Ouest, entre ce qui deviendra les Démocraties Populaires et ce que l'on persistera à appeler le monde "libre".
Et c'est là que commença à se développer, à l'Ouest, une solidarité européenne qui va se faire, essentiellement, contre l'URSS.
Après la Seconde guerre mondiale, l'Europe plus nécessaire que jamais
Certes des partisans de l'Europe unie, il y en avait eu déjà parmi les idéologues bourgeois, pacifistes ou démocrates. Des tas de projets avaient été élaborés. Des tas d'organismes avaient vu le jour. En 1946, la simple nécessité, au lendemain de la guerre, de reconstruire les économies et de recommencer les échanges, poussait à la recherche d'une entente entre les États. Mais ce sont les États-Unis qui vont mettre tout leur poids dans la balance pour que l'Europe occidentale s'organise, au niveau commercial et militaire.
Les ruines de la guerre étaient partout visibles en Europe. Les économies nationales étaient dévastées, la production à son niveau le plus faible, les monnaies sans valeur, le commerce international se réduisait pratiquement à du troc. Le rationnement était la règle. Pour éviter des troubles sociaux que la pénurie rendait menaçants, pour renforcer la zone occidentale face à l'URSS, l'impérialisme américain va très vite proposer son aide financière.
C'est que l'impérialisme américain était le grand vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale : désormais tous ses anciens rivaux du Vieux Continent étaient sous sa dépendance. L'Europe acheta aux États-Unis, elle emprunta des dollars, mais cela ne suffisait pas. Le 5 juin 1947, le général Marshall proposa, au nom des USA, un plan d'aide à l'Europe en lui attribuant à titre gratuit des livraisons de produits et des crédits à très faible taux d'intérêt. Mais les États-Unis n'allaient pas négocier État par État, ils mettaient comme condition que les pays européens, tous les pays européens, se concertent pour définir eux-mêmes leurs besoins, établir leurs plans de redressement et assurer la stabilité des monnaies. L'aide serait donc accordée à un organisme regroupant tous les bénéficiaires et répartissant entre eux les crédits.
L'offre était également valable pour les pays de l'Est. L'URSS y vit à juste titre une manœuvre pour détacher de son influence les pays de sa zone, elle refusa et obtint que la Tchécoslovaquie et la Pologne, qui étaient prêtes à accepter, se retirent du plan. La coupure en deux de l'Europe s'accentua.
Bien entendu, l'aide "Marshall" n'était pas désintéressée ; assortie de conditions de contrôle et de surveillance, elle facilitait la pénétration des capitaux américains, aussi bien en Europe que dans les colonies, car les USA exigeaient un accès aux matières rares ou stratégiques détenues par les bénéficiaires de l'aide et l'association à leur exploitation.
Les USA veulent l'Europe
C'est ainsi que la première "structure" européenne effective fut créée à l'initiative des USA, ce fut l'OECE (Organisation européenne de coopération économique) en 1948. Elle associait tous les pays de l'Europe occidentale y compris la Suisse, et plus tard la Grèce et la Turquie. Son but : réduire progressivement les contingentements qui limitaient les importations en quantité de chaque pays, et supprimer peu à peu les cloisonnements commerciaux et monétaires. À cet effet, ce furent encore les USA qui contribuèrent à créer dès 1948 l'Union européenne des paiements pour faciliter, par un système de compte, le retour à la convertibilité des monnaies européennes.
L'impérialisme américain avait besoin de pouvoir évoluer librement sur les places européennes ; les cloisonnements, les contingentements, les protectionnismes sont des obstacles qu'il souhaitait réduire. Loin de s'être créées contre les USA ou pour se protéger de leur concurrence, les premières tentatives de coopération européenne étaient dues à la pression américaine et répondaient à ses besoins et à ses objectifs politiques.
Un système de pactes militaires va achever de donner à la "solidarité" de l'Europe occidentale un caractère inévitablement antisoviétique. En avril 1949 fut signé à Washington le Traité de l'Atlantique Nord, sous l'égide des USA bien évidemment, il s'agissait de réarmer les États membres et de mettre en place un commandement unifié des forces armées.
A ces différents regroupements correspondent à l'Est, en janvier 1949, le Comecon (Conseil d'assistance économique mutuelle), fixé à Moscou, et sur le plan militaire le Pacte de Varsovie.
C'est à l'intérieur de ce cadre général qu'il faut apprécier les tentatives proprement européennes de coopération qui vont se créer au lendemain de la guerre.
A côté des tentatives purement économiques comme le Bénélux, qui instituait dès 1947 une union douanière entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, ou comme un projet vite abandonné d'union douanière entre la France et l'Italie, il y a eu toute une série de proclamations politiques émanant en particulier des sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens et de mouvements pour réclamer l'unification de l'Europe.
Mais c'était toucher au sacro-saint principe de la souveraineté des États et finalement tous ces projets n'aboutirent qu'à un ersatz d'institution européenne : le Conseil de l'Europe.
Créé en mai 1949, et toujours en piste aujourd'hui, il comprend un Conseil des ministres et une Assemblée dont les membres sont désignés par les parlements nationaux. Il n'a rien à voir avec le parlement de Strasbourg, sa vocation est de favoriser des accords entre États souverains dans les domaines juridique, culturel, scientifique. Beau programme ! En fait, le Conseil a accouché d'une "Convention européenne des droits de l'Homme", d'une charte sociale européenne, ainsi que d'une convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe, etc. On voit l'efficacité... Près d'un millier de fonctionnaires européens y travaillent.
Le reste de la construction européenne se ramène à une série d'ententes économiques pragmatiques, ententes partielles et limitées par leur contenu, leur forme, le nombre des participants. Réalisées au coup par coup, pour répondre aux problèmes les plus aigus et restant le plus souvent au ras des préoccupations économiques avec de temps en temps pour couronner le tout un certain nombre d'affirmations politiques unificatrices et la création d'institutions plus ou moins décoratives. C'est par ce processus que depuis plus de quarante ans les États de l'Europe occidentale essaient de construire, non pas l'Europe, mais simplement le Marché commun !
Du pool charbon acier...
Cela a commencé avec le pool Charbon-Acier qui a donné naissance en 1951 à la première Communauté européenne, celle du charbon et de l'acier, la CECA. Six pays s'y trouvaient associés : la France, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et l'Italie. Le but avoué était de faciliter la production et les échanges dans un domaine où les besoins étaient considérables, en cette période de reconstruction. Les moyens : la réduction des barrières douanières et des contingentements. C'était bien le moindre.
En plus la CECA créait une Haute autorité qui avait sur le papier l'ambition d'harmoniser la production, de prévenir les ententes et de faciliter les réadaptations nécessaires. Aux paroles ronflantes correspondait déjà toute une symbolique dérisoire. C'est ainsi que pour la signature du traité, on imprima le document à l'imprimerie nationale française, avec de l'encre allemande, sur velin de Hollande, relié en parchemin de Belgique, avec un ruban italien et de la colle luxembourgeoise. Le ridicule ne tue pas ! Et comme l'idée de la construction européenne, fortement encouragée par les États-Unis en cette période de guerre froide était bien sûr à la mode, le projet de CECA prévoyait une série d'institutions intra-communautaires qui serviront de modèle aux différentes communautés ultérieures avec un Conseil des ministres, une Assemblée de la Communauté et une Cour de Justice.
Dans le même temps, et toujours sur injonction américaine, les différents États européens s'orientent vers le réarmement de l'Allemagne et la construction d'une armée européenne. Les discussions et les négociations pour arriver à une CED, Communauté européenne de défense, durèrent et finalement capotèrent avec le vote négatif du parlement français.
C'était la première grande crise dans le feuilleton européen, riche en épisodes, gesticulations, claquements de portes, fâcheries et réconciliations.
C'est que les États européens sont entre eux comme un vieux couple, condamnés à vivre ensemble, tout en essayant de garder jalousement leurs prérogatives et leur indépendance.
... aux traités de Rome
Alors, la coopération repartit en 1955 pour aboutir à la signature, à Rome, en 1957, de deux traités, instituant chacun une Communauté : la Communauté économique européenne, plus communément appelée Marché commun, et l'Euratom, ou Communauté européenne de l'énergie atomique. Les signataires sont les mêmes que ceux de la CECA, dont les traités de Rome apparaissent comme le prolongement.
Et voilà, déjà en 1957, dans le traité instituant le Marché commun, on retrouve tous les objectifs attribués aujourd'hui à l'Acte unique, avec les mêmes mots, les mêmes fioritures, les mêmes déclarations pompeuses : présidents de la république et altesses royales vont s'offrir le luxe de signer un traité préparé par les technocrates et les mercantis, et parlant de "paix", de "liberté", "d'idéal", de détermination "à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens".
Oui, déjà, le Traité de Rome prévoyait les modalités permettant d'aboutir à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux ; on y précisait un calendrier de désarmement douanier et d'élimination des restrictions administratives ; on y fixait les buts et la politique agricole commune et les objectifs d'une politique commune des transports. Tout était déjà prévu pour des dispositions communes en matière de concurrence, de fiscalité, de balance des paiements, de consensus, de rapprochement des législations, y compris sociales : on y prévoyait la création d'un Fonds social européen et d'une Banque européenne d'investissement. Bref on le voit, il y avait dans le Traité de Rome presque tout ce que l'on nous présente comme du neuf dans l'Acte unique.
Le problème est évidemment qu'il ne suffit pas de poser des objectifs, il faut encore les réaliser. Le Traité de Rome, c'était il y a 32 ans !
Evidemment le Traité de Rome prévoyait aussi des institutions européennes : ce sont encore celles qui sont en vigueur aujourd'hui.
Le Marché commun, une construction chaotique
Et voilà, c'était parti pour trente ans au moins. Ce petit bout d'Europe, ou plutôt de Marché commun, allait essayer de s'étendre sur la Norvège, la Suède, le Danemark. Mais ce sont les relations avec l'Angleterre qui devaient alimenter la chronique politique pendant des années : entre De Gaulle qui ne voulait pas de l'Angleterre ou alors qui la voulait "nue" (le mot allait faire la joie des chansonniers), nue, c'est-à-dire sans le Commonwealth, et l'Angleterre qui ne voulait entrer qu'avec les partenaires de son ancien empire et ses associés libre-échangistes, il y a eu tout un scénario qui valait largement les péripéties de Dallas ou de Dynastie.
Quant à la politique agricole commune, elle permit aussi à De Gaulle un certain ton déclamatoire spectaculaire et enrichit le vocabulaire de la construction européenne de ce qu'on a appelé "la politique de la chaise vide". Il faudra des années pour que la Communauté passe de six à neuf, puis de neuf à douze. Des années de marchandages, de négociations, de volte-face, de pas en avant et de pas en arrière, pour aboutir à un équilibre précaire, remis en cause à la moindre difficulté et à une construction languissante qu'il faudra sans cesse réanimer.
Alors aujourd'hui, on est en phase de réanimation. On ressort tous les oripeaux sentimentaux, humanitaires, philosophiques, pacifistes, pour reparler de l'Europe unie, de l'Europe du progrès, de l'Europe capable de tenir tête aux États-Unis et au Japon. De l'Europe qui, de l'Europe quoi... Bref, on se répète.
Et l'on se répète dans tous les camps, car à l'époque aussi, on faisait peur aux travailleurs. On nous disait que l'industrie française serait coulée par l'efficacité allemande, la débrouillardise italienne, que "notre" économie ne résisterait pas à la concurrence, que le chômage augmenterait, le marché de l'emploi serait désorganisé par le flot des immigrés venus du Sud de l'Italie, que les salaires allaient s'uniformiser par le bas... que le capital américano-allemand allait saper les bases de "notre indépendance nationale", bref le petit ouvrier français avec son béret et son camembert, son courage et sa naïveté, était condamné à disparaître ou à être asservi.
Eh bien, aujourd'hui on peut quand même faire le point.
Trente ans de négociations
En 1957 donc, la Communauté Economique Européenne et l'Euratom étaient nés.
Les aspirations libre-échangistes de tous ces marchands d'Occident firent au bout du compte souffler un timide vent de liberté sur ce vieux monde anachronique où il fallait montrer deux fois passeports, visas et bagages pour faire les 500 kilomètres qui séparent Paris d'Amsterdam. Aujourd'hui on dispose même d'un passeport communautaire en apparence du moins. Et c'est tant mieux ! Bien sûr aussi, et c'est plus récent, on peut venir travailler dans n'importe quel pays de la CEE et y bénéficier des "avantages sociaux" du pays. Mais on reste pourtant citoyen d'un pays, pas de l'Europe. Pas question d'avoir le droit de vote dans son pays d'accueil, même aux simples élections locales : il y a une limite que les États n'ont pas franchie, à quelques exceptions près, comme la Hollande par exemple.
L'objectif des négociateurs du Traité de Rome et de leurs successeurs, c'était d'abord la libre circulation des marchandises, ou du moins la libre circulation de leurs marchandises sur les marchés voisins. Et dans un premier temps on avança assez vite.
L'"Union douanière" qui supprimait les droits de douane proprement dits entre les six pays membres de la CEE d'alors et qui mettait en place un tarif commun vis-à-vis des pays extérieurs fut réalisée en 1968, avec un an d'avance sur les prévisions. On ne verra plus jamais cela !
On était, depuis plusieurs années déjà, en plein boom économique et les échanges entre les pays de la CEE firent un bond spectaculaire. C'était l'époque où frigos, TV, gazinières, tourne-disques puis chaînes hi-fi de toutes nationalités — européennes ou non d'ailleurs — se retrouvèrent côte à côte dans les supermarchés naissants. La production à grande échelle avait déjà fait baisser les coûts de fabrication et la concurrence favorisa sans doute aussi la baisse des prix relatifs. Quelle part revenait dans tout cela au Marché commun, quelle part revenait au boom économique mondial ? Il est bien difficile de le départager. Mais ce qui est sûr c'est que ce n'est pas l'Europe qui a engendré le boom mais le boom économique qui a permis au Marché commun d'exister. Car dans les pays d'Europe non membres du Marché commun, tout comme aux USA ou au Japon on assistait à une semblable multiplication des échanges.
Cependant cette vague de croissance n'a pas conduit bien loin sur la voie de l'unification européenne.
Le Traité de Rome parlait de la mise en place d'une politique monétaire commune conduisant à terme à la création d'une monnaie unique : il n'en fut jamais sérieusement question. Pour faire face aux conséquences des variations monétaires, l'Europe a bien réchauffé un serpent monétaire en son sein, puis après l'échec de celui-ci elle a mis en place un serpent bis appelé Système monétaire européen. Une monnaie très abstraite, "de référence", l'ECU, a été créée. Mais cette espèce d'unité de compte a tout juste contribué à ce que, au lieu de six, neuf ou douze monnaies on en ait aujourd'hui une treizième, avec laquelle on ne peut rien payer mais tout juste calculer si l'écart se creuse entre le mark et le franc, entre le franc et le florin, le florin et la lire et vice versa. Si les disparités s'avèrent par trop gênantes les États interviennent pour dévaluer l'un ou réévaluer l'autre. Et quand la machine s'emballe c'est le sauve-qui-peut. De toute façon, qui veut faire cavalier seul le peut. La France est parfois sortie du serpent, la Grande-Bretagne signataire de l'accord sur le système monétaire, a obtenu le droit de ne pas participer au système d'intervention. Quant à l'Italie, elle a obtenu de bénéficier de marges de manœuvre supérieures à celles des autres pays.
De toute façon, il n'a jamais été vraiment question de mettre sur pied une monnaie unique, émise par une banque fédérale et supplantant les autres. Il n'a même pas été sérieusement question de mettre en circulation une monnaie supranationale parallèle servant aux mêmes opérations que les monnaies nationales.
Le droit exclusif de chaque État à battre monnaie lui assure, entre autres, le droit exclusif de décider de son déficit budgétaire et des moyens de le financer, et les instances dirigeantes de la CEE n'ont jamais eu envie de remettre de telles prérogatives en question.
Et pour cause. Le seul organisme qui prenne réellement des décisions dans ce Marché commun où l'on a vu se multiplier comités, assemblées, conseils et commissions, le seul organisme qui décide est le Conseil des ministres de chaque gouvernement. Un organisme où chacun défend ses intérêts contre les autres, ses capitalistes contre ceux d'à-côté. Et en un quart de siècle, et même plus, tous ces représentants des pouvoirs nationaux n'ont pas jeté la première pierre d'un organisme réellement supranational.
Au début du Marché commun, tout nouveau tout beau, ces messieurs croyaient pouvoir prendre des décisions à la majorité dite qualifiée, une majorité où un est parfois égal à deux quand il s'agit de l'Allemagne ou de la France, ou parfois à un demi. Mais personne n'acceptait de se plier à une telle règle. À la suite d'une série de crises et devant la "politique de la chaise vide" menée par De Gaulle à propos de l'Europe agricole, ces messieurs se décidèrent en 1966 à fonctionner à l'unanimité. Chacun disposant d'un droit de veto inviolable. On ne pouvait plus prendre que des décisions qui ne gênaient personne... alors on en prit très peu.
Quant à la Cour de Justice destinée, comme chacun sait, à faire triompher les droits communautaires, elle croula sous les plaintes, les papiers et les jugements contradictoires pris sous influence.
Restait le parlement, désigné d'abord, puis, depuis dix ans, élu au suffrage universel. Un parlement qui pouvait discuter, étudier, faire des suggestions, mais qui n'avait même pas le pouvoir de faire des lois.
Le Marché commun agricole... tous ensemble mais chacun pour soi
Et puis il y a bien sûr le fleuron de l'Europe, la preuve par A + B, paraît-il, que l'on peut faire plus qu'un marché commun des marchandises et mener une politique communautaire : il y a le Marché commun agricole. La réalité est moins brillante qu'on ne le dit.
Il faut dire que le problème initial n'était pas simple. Les disparités des conditions de l'exploitation agricole dans les différents pays et le fait que les prix de chacun étaient soutenus par son État, et que d'une manière générale les prix européens étaient largement supérieurs aux cours mondiaux, rendaient pratiquement impossible le fonctionnement d'un simple marché commun des produits agricoles. Comment faire en sorte par exemple que l'Allemagne, grande importatrice en ce domaine, et qui produisait plus cher que la France accepte à la fois de subir la concurrence des produits français sur son marché, tout en consentant à donner la préférence aux produits français ou hollandais au lieu de bénéficier d'importations à bas prix des pays tiers ?
Après une série de crises orageuses, on finit pourtant par établir une réglementation complexe. Les importations des pays tiers furent frappées à leur entrée dans la CEE d'une sorte de taxation qui les alignait sur les cours européens tandis que lesdites taxes alimentaient les caisses communautaires.
Chaque année, les ministres de l'Agriculture des Six, des Neuf puis des Douze se réunissaient pour fixer les prix. Ils définissaient ainsi — et définissent toujours d'ailleurs, suivant en cela une politique guère plus transparente que celle des bureaucrates soviétiques - un prix d'orientation autour duquel tournent les prix artificiels du marché qu'ils appellent réel. Ils définissaient aussi des "prix d'intervention" auxquels les organismes communautaires garantissaient le rachat des excédents. Le tout s'accompagnant de divers systèmes de compensation. Le montage était astucieux, le résultat plus terre-à-terre.
Théoriquement destinée à équilibrer les économies et les échanges et à réduire les injustices, l'Europe agricole s'est rapidement transformée en une machinerie qui draina la plus grosse partie des aides et des subventions vers les poches des plus gros producteurs. Ce n'était pas vraiment nouveau car il en était de même depuis bien longtemps pour les aides décidées à l'échelle des différents pays.
Tout le monde a en tête les manifestations, les autoroutes bloquées, les rassemblements des éleveurs, traînant vaches et cochons devant les préfectures, le déversement sur la voie publique des excédents de vin et de lait, de choux-fleurs ou de tomates. On se souvient des manifestations destinées à faire pression sur les négociateurs nationaux à Bruxelles, qui devinrent l'accompagnement rituel des sommets agricoles européens. Certaines délégations mugissantes et colorées eurent la chance de monter à Bruxelles. Rien n'y fit. Les quelques ECU arrachés çà et là — puisqu'on fixait les prix en ECU — ne sauvèrent pas les plus petits producteurs qui disparurent, victimes non pas de l'Europe, mais plus fondamentalement du développement du capitalisme dans l'agriculture et de la toute-puissance des trusts de l'agro-alimentaire.
Et ces discussions-marathons houleuses qui se répètent chaque année et tranchent en fonction des intérêts des céréaliers, des betteraviers, des BSN ou autres groupes de pression donnent une bien piètre idée de ce qu'ils entendent par "communautaire".
Dans aucun domaine, le Marché commun n'a été autre chose qu'un ensemble de mesures empiriques, sans cesse remises en cause. Car chaque État a toujours été soucieux de se ménager des retours en arrière. Dans tous les domaines, en même temps que s'abaissaient les frontières, chaque État inventait d'autres types de barrières, d'autres types de frontières pour protéger son économie nationale et les capitalistes bien de chez lui.
Le nouveau protectionnisme
Ce fut vrai dès le début quand la généralisation de la TVA, fixée au gré de chaque pays à des taux différents, servit de justification à une monstrueuse et courtelinesque paperasserie qui ralentit le passage des frontières. Pour que Monsieur Dupont acquitte sur son réfrigérateur allemand ou italien une TVA bien française, des tonnes de formulaires sont noircis chaque mois. Il n'est pas exagéré de dire que, pour une administration des douanes menacée par le Marché commun, la TVA a constitué une formidable planche de salut.
Mais le plus grotesque de tout vient sans doute de la façon dont les capitalistes petits et grands et les États se sont ingéniés à protéger leur marché à coups de normes intérieures. En effet, on se trouva là devant un blocage : puisque le Conseil des ministres de Bruxelles était seul habilité à prendre des décisions, et à l'unanimité s'il vous plaît, l'établissement de normes harmonisées, européennes, avança à tout tout petits pas. Chacun mettant son veto dès qu'il se sentait lésé. Il y en eut 130 en trente ans ! Par contre, l'imagination des États en matière de normes destinées à décider que tel ou tel produit importable n'est pas "convenable" fut infiniment prolifique. Les esprits inventifs de nos compatriotes accouchèrent de 13 000 normes, ceux de nos voisins d'outre-Rhin de 19 000, ceux d'outre-Manche de 8 500 seulement. Les capitalistes ne manquaient pas de munitions pour se battre à coups de normes par-dessus les frontières prétendument abaissées.
On n'en finirait pas de citer des exemples qui semblent d'un autre âge, comme cette interdiction des bières étrangères en Allemagne au nom du principe de la pureté des bières allemandes, valable depuis 1518 ou 1516. Ou des exemples qui ressemblent à de mauvaises blagues, comme cette interdiction d'importation en Belgique des margarines allemandes en pots tronconiques sous prétexte que l'habituelle présentation de la margarine en emballage cubique permet aux Belges de ne pas confondre la margarine... et le beurre ! Nous ne savons pas si la palme en matière d'imagination ne revient pas aux Irlandais qui, pour protéger leur production de tétines-sucettes, ont décidé d'interdire toutes les tétines qui ne résisteraient pas à une sorte de puissante mâchoire d'acier spécialement inventée pour les tester car, bien sûr, les bébés irlandais — qui ont bon dos — n'ont pas d'aussi bonnes dents que cela.
Cette petite guérilla protectionniste devint une vraie guerre au fur et à mesure que la crise économique se développa à partir de 1973.
A cette époque en effet, en même temps que les initiatives libre-échangistes se raréfiaient, on a vu se multiplier les demandes de contrôle de qualité des produits importés. La manœuvre était simple : on demande un contrôle pour les tissus d'une collection d'été proposés à l'importation. Les laboratoires, pleins de zèle, n'ont qu'à faire durer l'affaire et c'est déjà l'automne. Les délais sont encore plus courts pour tous les produits alimentaires : c'est ainsi que des stocks d'huîtres françaises passèrent la période de Noël en quarantaine à la frontière danoise et finirent, on l'espère, au panier.
Et puis, il y a encore d'autres traquenards possibles. Certains États ont tout simplement réduit le nombre de points de dédouanement concernant tel ou tel article pour provoquer un embouteillage administratif. Ce fut la tactique employée dans une affaire extra-européenne, dite de la bataille de Poitiers. Jobert, pour bloquer l'invasion des magnétoscopes japonais, décida qu'ils ne pouvaient acquitter leurs droits qu'en un seul point du territoire : à Poitiers. C'était à une période de grande demande et l'affaire rapporta sans doute quelques petits milliards à Thomson ou autres.
Abus, disait la Cour de Justice européenne qui statuait théoriquement en fonction du droit communautaire. Mais elle n'y pouvait rien.
C'est pourtant, paraît-il, un arrêt de cette cour qui a fait date et aurait suggéré aux fonctionnaires européens quelques idées de réformes, il y a dix ans de cela. Il s'agit là de l'affaire dite du "Cassis de Dijon". Elle est simple : un importateur allemand du nom de REWE voulait importer en Allemagne ce breuvage dont la teneur en alcool varie entre 15 et 20°. Il s'en fut demander l'autorisation à son administration fédérale qui a le monopole des alcools outre-Rhin. L'autorisation fut refusée sous prétexte que seuls peuvent être mis sur le marché allemand des alcools de table d'une teneur en alcool égale ou supérieure à 32°. L'affaire fut portée devant les tribunaux européens qui autorisèrent l'entrée en Allemagne du trop anémique Cassis, au nom d'un principe affirmant que "tout produit légalement fabriqué et commercialisé dans l'un des États membres de la CEE doit en principe pouvoir être introduit dans tout autre État membre". Il s'agissait là, paraît-il, d'une espèce de révolution... parce que cela pouvait faire jurisprudence ! Mais une révolution, le droit de siroter à Munich du cassis de Dijon, voilà qui en dit long sur les avancées de l'Europe d'alors, et qui inspira en partie les réformes de l'Acte unique !
Le choc de la crise et l'Acte unique
Oui, si l'on fait une pause au début des années 80, on y trouve une Europe languissante. Après la crise du pétrole des années 73, c'est la crise monétaire. L'entrée de l'Espagne, de la Grèce et du Portugal, se fait lentement, sans enthousiasme de la part des pays censés les accueillir.
Les fluctuations monétaires avaient secoué le Système monétaire européen. Le système des montants compensatoires, destiné à garantir malgré tout l'uniformité des prix dans l'Europe agricole, grève le budget européen. Chaque État, Thatcher en tête, tire à hue et à dia pour moins payer. Les crises succèdent aux crises : au moment où les spéculations boursières nous montrent comment les capitaux spéculatifs traversent la planète à la vitesse de la lumière et des ordinateurs, chaque État s'évertue à resserrer son contrôle des changes.
Partout, pas seulement dans l'Europe de la CEE mais dans tous les pays du monde les gouvernements se servent de leur monnaie, de leurs systèmes d'imposition pour garantir les profits des capitalistes de leur pays en imposant des politiques d'austérité que l'on croirait calquées d'un pays à l'autre.
Pendant que la crise s'étend, en se moquant pas mal des frontières, les vieux réflexes protectionnistes reprennent force et vigueur dans un monde où la concurrence s'exacerbe. Les chefs d'État, les fonctionnaires de Bruxelles, les experts européens sont devenus plus moroses que jamais et les Sommets européens sont minés par un "europessimisme" amer.
Pourtant, contradictoirement comme toujours, la nécessité pour les groupes industriels et financiers européens de conquérir des marchés au-delà des frontières nationales est plus puissante que jamais. Les Peugeot, Siemens, visent d'autant plus le marché européen que celui-ci reste un vaste marché de 320 millions de personnes, au niveau de vie élevé, que les États-Unis et le Japon ne cachent pas leurs intentions de conquérir. Pour que le Marché commun leur serve, il faut le dépoussiérer, le remettre un minimum en route.
C'est en juin 1984 au sommet de Fontainebleau que les chefs d'État prirent la décision de redonner un coup de pouce à l'Europe communautaire. L'affaire fut laborieuse. En fait d'Acte unique, parlons-en. L'affaire se fit en plusieurs fois. Il fallut d'abord un nouveau sommet pour accoucher d'un Livre blanc sur "l'achèvement du marché intérieur" qui fixait un programme détaillé des réalisations nécessaires et prévoyait que quelque 300 accords partiels devaient être décidés et mis en application d'ici 1992 pour qu'il n'y ait plus d'entraves à la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. À bas les entraves techniques, physiques et fiscales, vive l'ouverture des marchés publics et la fin des tracasseries d'un autre âge. Le tout se terminait par un appel à l'union de l'Europe, on disait voir loin et grand... Encore fallait-il que tout cela prît corps. Les chefs d'État firent mine de s'en donner les moyens lors d'un autre sommet encore. C'était au Luxembourg, dans la nuit du 3 au 4 décembre 1985 : les Dix en travail accouchèrent péniblement de l'Acte unique.
Un journaliste du quotidien Le Monde l'a vu alors comme un "accord laborieusement acquis dans une atmosphère de marchandage plutôt pénible d'où tout ce qui pourrait ressembler à de l'enthousiasme était exclu". Au lieu de s'appeler Traité pour l'union européenne, ainsi que le souhaitaient les Français, mais que refusèrent par principe Thatcher et la reine du Danemark, l'accord prit le nom, neutre, d'Acte unique. Neutre et insipide.
Pour donner un peu de lustre à ce terme ambigu, on expliqua que l'on parlait d'Acte unique, pour montrer que cette fois le juridique se mêlait enfin au politique et qu'on s'attelait peu à peu aux problèmes de fond.
Va pour la consolation. Reste que le contenu de l'Acte apparut à l'époque comme bien prudent. Il approuvait la mise en chantier des trois cents directives du Livre blanc, qu'il fallait donc faire adopter ultérieurement par le Conseil des ministres.
Il a été décidé que les décisions concernant les droits de douane extérieurs, les accès aux activités libérales ou salariées, les libres prestations de services financiers et autres, la circulation des capitaux, la détermination des normes pourraient être prises, comme aux premières années du Marché commun, à la majorité qualifiée. On réserverait l'unanimité pour les affaires concernant la fiscalité, les droits d'accises (taxes sur l'alcool et les carburants), la libre circulation des personnes.
Pour faire plus simple et plus démocratique, il a été aussi prévu de multiplier les navettes entre conseil commun et parlement... sans doute pour accélérer le rythme des décisions.
Qu'en sera-t-il en cas de désaccord, de blocage ou si un des partenaires manifestait comme De Gaulle ou Thatcher avec ses pieds ? Là, l'Acte unique promet qu'on ne baisserait pas les bras. Un principe transitoire a été fixé, selon lequel faute de normes harmonisées, ce qui est bon à Rome serait bon à Francfort et vice versa. Choucroute contre pizza. Donc pas de restrictions au va-et-vient des marchandises et des services... sauf... (car le sauf ne pouvait pas manquer d'exister...) en cas de force majeure. C'est-à-dire pour raison de santé publique, de sécurité, d'environnement. Et le représentant du Danemark d'enfourcher immédiatement le cheval qu'on lui présentait en affirmant a priori que les normes de son pays seraient forcément supérieures aux normes moyennes en matière d'hygiène et de respect de l'environnement.
L'Acte unique, qu'on présenta dans l'année suivante aux divers parlements nationaux, perdit bientôt tout droit à ce qualificatif, devant les réticences des uns et des autres. L'Acte final, qui lui était adjoint dès le premier jour, où chaque chef d'État exprimait ses réserves et les exceptions qu'il prévoyait, paraissait la réalité dominante.
En réalité l'Acte unique laissait la porte ouverte à tout et son contraire.
Alors à quand les normes harmonisées ? Les taux de TVA harmonisés ? Les impôts sur l'épargne harmonisés ? Difficile à prévoir. Pour 1992 ? Attention, l'Acte final précise que la "fixation de la date du 31 décembre ne crée pas d'effets juridiques automatiques".
Depuis décembre 1985, en tout cas, les fonctionnaires de la CEE planchent. Près de 130 directives nouveau style seraient fin prêtes. Certaines auraient été acceptées, d'autres seraient en voie de l'être mais dès qu'on en vient aux impôts ou à la monnaie, les choses piétinent. Et les envolées des politiciens français sur les avantages et les risques de 1993 paraissent bien emphatiques. Les voisins de la France qui ont une appréciation plus mesurée de la portée des réformes sont sans doute plus proches de la réalité.
Le point qui semble le plus nouveau est peut-être celui qui concerne la libre circulation des capitaux et des services. Oh bien sûr, les capitaux n'ont pas attendu cela pour passer les frontières. Mais il sera peut-être possible de placer son argent en Allemagne, de s'assurer en Angleterre, d'avoir un compte au Luxembourg, auprès d'organismes qui n'ont ni siège, ni même d'antenne en France et qui n'ont donc aucun lien avec l'État du client. Cette liberté est réclamée depuis longtemps par les banques, les sociétés d'assurances pour lesquelles elle peut constituer un élargissement de leur marché et devenir une source de spéculation intéressante et lucrative.
Certains experts mettent en garde les autorités qui ont décidé des modalités d'application de ces principes en expliquant qu'en l'absence de monnaie commune et de système d'impôt harmonisé, de telles pratiques peuvent conduire aux pires désordres monétaires.
En réalité, il est bien difficile aujourd'hui de prévoir où en seront les choses en 1990, date à laquelle devrait prendre effet la libre circulation des capitaux et a fortiori en 93. Car aujourd'hui comme hier les accords internationaux, fût-ce l'Acte unique, n'engagent leurs signataires qu'aussi longtemps qu'ils le veulent bien. Dans les textes mêmes, la porte reste ouverte à toutes les exceptions. En l'absence de structure politique indépendante supranationale chaque gouvernement reste maître des décisions.
Le brouillard existe encore plus peut-être en ce qui concerne les marchés publics car là encore les modalités pratiques, les exceptions, les délais ne sont pas précisés. Et comme dans tous les domaines, il est facile de prévoir que la loi sera sélective et taillée sur mesure pour les Bouygues et les Thomson.
Car ce ne sont bien sûr pas les règlements qui font l'Europe. Ni les traités. Ni les actes. Ni l'armada de cadres — quelque 10 000 au bas mot, grassement payés — qui vivent du fatras de paperasseries, de discussions, de navettes, de contentieux. L'Europe de 93 est, c'est certain, une aubaine pour eux ! Qu'elle aille de l'avant ou qu'elle s'enlise.
Non, la réalisation des mesures prévues se fera si elles intéressent les puissants groupes capitalistes, européens, américains ou japonais dans la lutte qu'ils mènent entre eux.
Dans un supplément "Affaires" du journal Le Monde du 8 avril 1989, un journaliste raconte comment les représentants des firmes européennes, américaines et japonaises ont pignon sur rue à Bruxelles ou au Luxembourg. Il explique comment les représentants de Daimler-Benz, aidés des lobbies écologistes, ont gagné la bataille du pot catalytique au grand dam de Peugeot. Ou comment pendant des années le groupe italien Ferruzzi, numéro 1 du soja en Europe, a adapté la législation européenne à ses intérêts.
Eh bien, c'est cela la réalité de l'Europe, après comme avant l'Acte unique.
L'impossible et nécessaire Europe
Alors, événement historique ou épouvantail ? La réalité est plus modeste.
On est en train de faire une date fatidique de ce 1er janvier 1993 où l'Acte unique doit entrer en application. Comme on en a fabriqué une naguère, de la signature du Traité de Rome. Il faut croire que les hommes politiques de la bourgeoisie ont besoin de transformer certaines dates en jalons, histoire de laisser croire que l'évolution chaotique des relations entre impérialismes européens, tout à la fois rivaux et condamnés à s'entendre, est un mouvement de fond, du bas vers le haut, de la dispersion des États vers l'émergence progressive d'une Europe unie.
Parmi les grands prêtres qui se posent en interprètes de cette évolution historique, les tons sont cependant discordants. Il y a ceux qui, chauds partisans de l'Europe, comme Delors dans une récente interview dans le magazine américain Time, parient que "dans dix ans, 80 % des décisions économiques et politiques nationales seront prises à Bruxelles". Ou encore comme Mitterrand, plus prudent côté prophétie, qui affirmait néanmoins dans le même journal que "seule la dimension européenne peut assurer la compétitivité avec le Japon et les États Unis".
A l'autre bout, il y a Mme Thatcher qui ne cache pas que l'idée même d'États-Unis d'Europe la révulse. Quelque part entre les deux, le chef du gouvernement allemand, Kohl, rappelle, réaliste, "combien il a été difficile pour les Germains... de grandir ensemble comme un État, alors vous mesurez combien une telle tâche serait difficile à une échelle européenne". Compte tenu du fait que les Germains ont mis quelque 1 500 ans pour "grandir ensemble comme un État", oui, on mesure...
Mais ces différences entre chefs d'État plus ou moins "européens" tiennent surtout de la littérature. Les uns ont à peu près autant de poids pour faire avancer la cause européenne que les autres à la retarder : pas bien lourd !
Les forces en jeu et les intérêts en cause sont d'un tout autre ordre que les options politiques des chefs d'État. L'enchevêtrement extraordinaire des économies fait de l'unification de l'Europe une impérieuse nécessité. Mais une non moins impérieuse nécessité soude les intérêts de chaque bourgeoisie nationale à son État.
Même si les États nationaux européens sont depuis longtemps un frein considérable devant le développement économique, chacun d'eux reste un instrument indispensable pour la bourgeoisie de chaque pays européen.
Cela n'est pas seulement la conséquence de l'histoire lointaine du capitalisme. C'est une condition de survie pour chaque bourgeoisie. L'évolution du capitalisme, qui a engendré l'impérialisme, a soudé en un tout étroitement imbriqué les principaux regroupements capitalistes et leurs États nationaux respectifs. Ce n'est certes pas nouveau : Lénine en parlait déjà longuement, et il n'avait pas été le premier à en parler. Mais cette fusion entre les grandes bourgeoisies impérialistes et leurs États respectifs n'a cessé de se perfectionner, si l'on peut dire, au cours des dernières décennies.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les multiples façons dont les États nationaux drainent l'argent vers les trusts. Lorsque des revues spécialisées — comme ce numéro d'avril de Dynasteurs — estiment qu'en 1987 les subventions représentaient 3 % du produit intérieur brut de l'Europe, elles sont très en dessous de la réalité, car il s'agit des seules subventions avouées. Lorsque la même revue estime à quelque 15 % de ce même produit intérieur brut la part des marchés publics, directement contractés, on mesure déjà un peu plus ce que chaque État est susceptible de rapporter à la classe bourgeoise, avec l'argent des contribuables. Mais c'est encore ignorer le rôle du secteur nationalisé et les multiples possibilités qu'il offre pour drainer de l'argent vers le secteur privé.
La fonction transforme, aussi, l'organe. Les stratégies des grands groupes capitalistes nationaux s'élaborent en symbiose avec les cabinets ministériels. Que le gouvernement soit de gauche ou de droite, qu'il se réclame du libéralisme ou de l'interventionnisme, l'État joue un rôle capital — dans tous les sens du mot ! — dans la restructuration des groupes industriels et financiers importants.
Dire qu'un État bourgeois européen supranational pourrait remplir la même fonction et qu'en conséquence, rien ne s'oppose à ce que, progressivement, il se substitue aux États nationaux, est une vue de l'esprit tout à fait fantaisiste. Pas seulement parce que chaque haute bourgeoisie nationale est profondément liée aux sphères de décision de son État national, à ses cabinets ministériels et qu'aucune ne voudrait remettre dans la cagnotte ses prérogatives pour que d'autres bourgeoisies, plus puissantes, puissent les lui disputer. Mais surtout, parce que ces États nationaux, avec leurs dizaines, voire centaines de milliers de fonctionnaires, avec leurs armées, avec les multiples imbrications entre les appareils d'État proprement dits et les appareils industriels, constituent des corps sociaux gigantesques. Par quel miracle du Saint Esprit se dissoudraient-ils, au profit d'une recomposition totale de la société à l'échelle de l'Europe ?
Sans remonter jusqu'aux Germains de Helmut Kohl, il faut effectivement rappeler que l'Allemagne moderne, c'est-à-dire bourgeoise, a dû briser par la force, et à travers plusieurs révolutions et guerres, les appareils pourtant minuscules des mini-États qui composaient encore l'Allemagne au milieu du siècle dernier.
Les États nationaux, une nécessité pour les groupes capitalistes
L'"européen" Mitterrand, pas plus que l'anti-européenne Thatcher, ne peut ni ne veut briser ces appareils d'État. Il est évidemment même dérisoire de parler de leurs chétives personnes. Mais les bourgeoisies elles-mêmes, dans leur ensemble, n'en ont ni la volonté, ni la capacité.
Pour unifier l'Europe, même sur une base bourgeoise, il faudrait briser les États nationaux. Unifier l'Europe, supprimer ses frontières internes, remplacer les gouvernements nationaux par un gouvernement unique, les monnaies nationales par une monnaie unique, les économies nationales par une économie européenne unique serait un acte révolutionnaire dans le plein sens du terme ; et par les conditions que cela suppose ; et par les perspectives de développement que cela offrirait. La bourgeoisie n'a plus ce souffle-là depuis bien longtemps. D'ailleurs, même dans leurs rêveries littéraires les plus européennes, les dirigeants politiques parlent de l'Europe comme d'un complément aux États nationaux, comme d'un perfectionnement, pas comme d'une substitution.
Alors, oui, ces États nationaux peuvent, sous cette autre impérieuse nécessité qui pousse à l'unification économique, même sous l'économie capitaliste, parvenir à des accords contractuels, plus ou moins durables. Dans ce domaine, des progrès peuvent sans doute être faits — ce qui ne signifie d'ailleurs pas qu'ils seront faits. Progrès en matière de circulation des personnes et des marchandises. Progrès en matière de circulation des capitaux. Quoique...
La crise boursière a rappelé que les capitaux se déplacent, déjà, à l'échelle de la planète. Mais même à cette unification-là ne correspond pas une unification des monnaies, comme pourrait le suggérer le bon sens.
Mais là est le nœud de la contradiction, même pour cette forme particulièrement "circulante" du capital qu'est le capital financier. L'existence d'une multitude de monnaies, variant à des rythmes différents, est une source de désordre. Mais c'est aussi une source de profit. Les trusts multinationaux, obligés de tenir leurs comptes en une multitude de monnaies, pourraient apparaître comme les principales victimes de ces désordres. Mais ils sont, en même temps, les principaux bénéficiaires de la spéculation. Alors, la libre circulation des capitaux... mais exprimés dans des monnaies différentes. Un ECU pour pouvoir tenir les comptes, mais qui ne supprime pas les monnaies nationales, voilà le point d'équilibre auquel les bourgeoisies européennes semblent être parvenues.
Alors, l'entrée en application de l'Acte unique, ce serait la naissance de l'Europe unie ? Tout au plus une forme de réalisation de ce Marché commun qui était déjà inscrite dans le Traité de Rome. Mais une forme tronquée et toujours contractuelle, c'est-à-dire, toujours soumise au bon vouloir de chacun des États concernés. Une forme tronquée parce que, on l'a vu, le Marché sera loin d'être vraiment unifié, au sens où l'est le marché américain par exemple, ne serait-ce qu'à cause de l'absence d'une monnaie unique.
Jean-Luc Lagardère, un de ces grands patrons qui façonnent infiniment plus l'Europe des capitalistes que leurs hommes politiques dans les conférences, a très bien résumé, dans une interview récente à L'Expansion, sa position et celle d'un bon nombre de ses compères de la bourgeoisie française : "Mon objectif est une Europe où les intérêts économiques seront extrêmement imbriqués, mais où chacun gardera quand même le dernier mot chez lui."
Alors, un capitalisme européen ? Non, un champ plus vaste pour les capitalismes nationaux et un peu plus dégagé d'obstacles que par le passé.
Déclin des États bourgeois nationaux et de leur rôle, au profit d'un État bourgeois européen ? Non, au contraire, un renforcement de leur rôle en faveur de leur classe capitaliste nationale ; y compris à travers ces ententes entre États pour financer certains projets industriels tant vantés pour montrer que l'Europe avance, qui seraient hors de portée de chacun de ces États nationaux pris séparément.
On nous en cite, des exemples, pour montrer que l'Europe avance. Il y a ces programmes industriels européens, comme celui du lanceur de satellites Ariane, ou celui de l'Airbus par exemple. Oui, Ariane rapporte beaucoup, notamment à cette société Matra dont Jean-Luc Lagardère est le président, et qui a donc quelques raisons sonnantes et trébuchantes d'étaler des convictions européennes. Airbus de son côté permet à quelques grandes sociétés françaises, allemandes, britanniques et, dans une moindre mesure, espagnoles, de participer à la réalisation de cet avion qui est, paraît-il, un succès, et donc, d'en partager les bénéfices. Ce genre d'entente entre trusts d'origine nationale différente, pour faire de l'argent là où aucun ne serait de taille à en faire tout seul, n'est certes pas nouveau. Mais ce qui lui donne ce caractère si "européen", c'est précisément le rôle des États nationaux, leurs marchandages pour concocter le projet, pour en assumer en grande partie les risques, en laissant les profits aux groupes capitalistes concernés ; le battage politique organisé autour de chaque lancement d'Ariane même lorsque la fusée se transforme en sous-marin.
L'Europe, un marché convoité par tous
L'Europe occidentale constitue, avec les États-Unis et le Japon, cette fraction de la planète où le développement capitaliste a concentré toutes les richesses. Même déchirée de frontières nationales, elle constitue un ensemble de marchés parmi les plus solvables dans le monde. Pas besoin de chercher midi à quatorze heures pour comprendre pourquoi un trust français est intéressé à se déployer sur les marchés allemands, anglais, etc., et pourquoi les trusts allemands, anglais, etc. sont tout autant intéressés dans l'autre sens. Mais ce n'est pas un mystère non plus que les trusts américains ou japonais sont à peu près autant intéressés par une certaine forme d'unification du marché européen que le sont les trusts des différents pays d'Europe.
Oh, les secteurs économiques les plus sensibles à la concurrence pèsent pour que l'affaiblissement des barrières douanières à l'intérieur de l'Europe soit compensé par leur renforcement vers l'extérieur. Mais dans la réalité, les "intérêts économiques imbriqués", dont parlait Lagardère, ne se limitent pas seulement à l'Europe. Si l'idée de l'unification de l'Europe n'est pas dépassée aujourd'hui, c'est seulement parce que les bourgeoisies n'ont pas été capables de la réaliser. Mais sur le plan économique, même l'unification de l'Europe est déjà anachronique, car restrictive par rapport à la réalité de l'économie mondiale. Péchiney, Peugeot ou Volkswagen fabriquent, achètent, vendent, empruntent non seulement dans les pays d'Europe, mais aux États-Unis, au Brésil, au Nigeria. Les trusts américains et japonais sont déjà présents sur les marchés européens, et ô combien !
Lorsque le Parti Communiste fait mine de s'effrayer que l'Europe de 93 livre la France et l'Europe aux Américains et aux Japonais, il parle d'une époque révolue. Au Royaume-Uni, les deux tiers des investissements étrangers sont des investissements américains. Même en France, malgré les gesticulations anti-américaines de nombre de ses gouvernements, les sociétés industrielles de plus de vingt salariés à participation américaine majoritaire représentent 35 % de la main-d’œuvre et réalisent 44 % des investissements de l'ensemble des entreprises à participation étrangère. Les plus puissants trusts américains présents en Europe, genre Mobil, Exxon, General Motors ou Ford, sont généralement présents dans la plupart des pays d'Europe, sinon dans tous. Ils ont généralement une direction unique pour l'Europe et une stratégie à cette échelle. On a pu dire que la troisième puissance économique mondiale après les deux super-grands n'était ni le Japon, ni l'Allemagne, mais l'industrie américaine en Europe ! On pourrait ajouter que les trusts les plus "européens" en Europe, au sens de la supranationalité, ne sont pas les trusts allemands, français, etc. mais les trusts américains.
Voilà qui met des limites au protectionnisme de l'Europe vers l'extérieur. Les trusts, solidement appuyés par leurs États nationaux respectifs, sont pour l'Europe dans l'exacte mesure où cela les arrange. Mais ils ne sont pas mariés avec. Lorsque les constructeurs d'automobiles d'Angleterre trouvent leur intérêt à s'unir avec le japonais Nissan pour construire le petit modèle Blue Bird plutôt qu'avec Peugeot ou Fiat, ils ne se gênent pas pour le faire, Europe ou pas, avec la bénédiction de Madame Thatcher. Dans les brouilles et embrouilles entre grands trusts de l'électronique en Europe, l'allemand Grundig, le hollandais Philips et le français Thomson, l'attraction des licences, des procédés des géants japonais, joue un rôle autrement plus important que la "construction de l'Europe". Les accords ne sont pas le résultat de calculs sereins sur l'avenir de l'humanité et de l'Europe, mais d'une âpre lutte économique où le profit est roi.
C'est dire qu'il serait anachronique de craindre l'émergence d'un grand capital européen et stupide de croire s'y opposer ou de vouloir le faire au nom de la défense du petit capital bien français. Le grand capital n'est plus européen mais mondial de longue date ! Le Marché commun, conjointement à la crise, facilite encore et accélère les concentrations de capitaux, sous l'égide d'un nombre de plus en plus limité de groupes financiers ! Oui et alors ?
Le rôle du prolétariat n'est certainement pas de prendre parti pour les "trusts nationaux" contre les "trusts multinationaux" (qui ne sont que les trusts nationaux... d'autres nations). Le rôle du prolétariat n'est pas de se faire le défenseur des petits trusts contre les grands ; du capitalisme modérément très riche contre le capitalisme franchement très, très riche ; son rôle n'est pas de s'opposer à telle évolution, réelle ou supposée, du capitalisme, au nom d'une autre évolution du capitalisme.
Le rôle du prolétariat, c'est de détruire le capitalisme.
Ce n'est pas une discussion secondaire.
Les ouvrages qui prêchent l'unification de l'Europe insistent sur le poids que pourrait avoir même la fraction de continent qui se présente sous ce nom, si elle était unifiée. Ils soulignent — et j'en cite quelques-uns — que "l'Europe, même limitée aux douze de la CEE, serait statistiquement le premier ensemble industriel". Elle serait, aussi, "la première puissance commerciale du globe", important et exportant plus que les États-Unis ou le Japon.
Ces considérations générales sont évidemment viciées à la base, car justement, l'Europe n'existe pas ; et additionner les potentiels industriels ou commerciaux de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la France est une vue de l'esprit, car ces potentiels ne s'ajoutent pas toujours. Bien souvent, ils se neutralisent. Cela dit, il y a tout de même une part de vérité dans tout cela. Les différents pays de l'Europe occidentale ont hérité, grâce à des siècles d'exploitation de leurs classes ouvrières et au pillage du monde entier, d'appareils productifs parmi les plus efficaces du monde. C'est bien pourquoi une unification réelle de l'Europe, même sur une base capitaliste, serait un progrès considérable, si elle se faisait. Mais elle ne se fait pas.
La classe ouvrière européenne a son rôle à jouer
Il y a dans cette réalité un autre aspect, essentiel pour l'avenir. Cette Europe capitaliste qui concentre sur son sol des industries puissantes, regroupe aussi des classes ouvrières puissantes. L'un ne va pas sans l'autre. Des classes ouvrières de vieille date, éduquées, cultivées, avec de riches traditions, de bonnes, comme malheureusement, aussi, de mauvaises, transmises au cours de décennies de social-démocratie ou de stalinisme. Une classe ouvrière qui, en même temps, s'enrichit sans cesse de l'apport de ceux qui, paysans ou chômeurs dans leurs pays d'origine, en Afrique, au Maghreb, en Turquie ou en Inde, se transforment en prolétaires dans les usines ou dans les mines de France, d'Allemagne, de Belgique ou de Grande-Bretagne.
L'Europe, c'est aussi leur Europe.
Il y a quelque 137 millions de femmes et d'hommes dans les différents pays de l'Europe des Douze qui, dans l'industrie, dans les services ou dans l'agriculture, partagent la condition de prolétaire. Et il n'y a aucune raison de se limiter, en parlant de l'Europe, aux frontières fantaisistes des douze pays qui constituent la CEE, tant sont nombreux les liens économiques, historiques, culturels, entre tous les pays de l'Europe, celle de l'Est comprise.
Aujourd'hui, ceux qui se placent sur le terrain des intérêts de la classe ouvrière, qu'ont-ils donc à dire au prolétariat au sujet de l'Europe et par rapport au débat que les bourgeois, leurs "penseurs", journalistes et hommes politiques mènent à ce propos ?
Que c'est l'Europe qui représente une menace pour eux et que, pour s'en défendre, il faut remonter les vieilles frontières nationales, brandir cocardes et drapeaux ?
Les travailleurs n'auraient rien à craindre d'une Europe unie
Les travailleurs ont peur de cette Europe qu'on leur présente comme une foire d'empoigne où les plus forts élimineront les plus faibles. Mais si les travailleurs ont peur, c'est parce que les patrons ont intérêt à leur faire peur pour mieux les entraîner derrière eux, dans la guerre économique. Sur ce plan, les capitalistes ne manquent pas de complices. Dans le personnel politique de la droite, bien sûr, mais aussi chez les sociaux-démocrates qui, au gouvernement, représentent bien plus les intérêts des patrons que ceux des ouvriers qui votent pour eux.
Bien sûr, ces pseudo-socialistes sont pour l'Europe, ils l'ont toujours été : la social-démocratie était depuis plus d'un demi-siècle, l'agent du capital et plus récemment du capital américain dans la classe ouvrière européenne. Ils sont pour l'Europe, mais évidemment l'Europe capitaliste, celle de la concurrence et de la compétition, celle qui pèse partout sur les travailleurs.
Le comble est que si des Mitterrand, des Delors, peuvent paraître à bon compte "européens", et en même temps progressistes, partisans du dépassement des frontières, c'est bien parce que les partis communistes, et tout particulièrement le Parti Communiste Français, se font, eux, les champions du nationalisme dans la classe ouvrière.
Certes l'attitude des partis communistes en Europe a évolué vis-à-vis de l'Europe depuis les années 50 où ils dénonçaient pêle-mêle les revanchards allemands, le coca-cola et la menace de guerre européenne contre l'URSS. Mais le Parti Communiste Français ne bouge guère. Le PCF s'est longtemps vanté d'être le plus stalinien des PC européens, il pourrait se vanter aujourd'hui d'être le plus nationaliste. Malgré les efforts d'Herzog pour nuancer la position et dire que le PCF veut une "Europe différente", Marchais expose plus brutalement que l'Europe de 1993 annoncerait "une gigantesque régression sociale, démocratique et nationale". Pas moins !
C'est ainsi que le PCF voit dans les organismes européens multipliés "la fin de la souveraineté de la France" ; dans l'audiovisuel, il annonce une entreprise de "véritable asservissement des peuples" ; dans les normes européennes antipollution qui pourraient être adoptées, la fortune des constructeurs automobiles allemands aux dépens des constructeurs français ; jusqu'au sport qui n'échappe pas aux dangers européens, selon le PCF, avec des maillots pour les athlètes français des Jeux olympiques non plus tricolores mais aux couleurs de la CEE. Le PCF y voit un cas flagrant de perte de notre identité nationale. Et de se lamenter : "l'hymne à la Joie de Beethoven (l'hymne de la CEE) deviendrait-il l'oraison funèbre de la Marseillaise ?".
Plus sérieusement, le PCF dénonce à juste titre quelques-uns des dangers qui guettent la classe ouvrière pendant les années à venir. Mais, en désignant aux travailleurs l'Acte unique comme la principale menace à combattre, le PCF dévoie les combats à venir au lieu de les préparer.
L'Europe de l'Acte unique va tirer les salaires vers le bas, affirme le PCF. Mais, à ce qu'on sache, les salaires sont tirés vers le bas depuis plusieurs années, pas à cause de l'Acte unique, mais à cause de la rapacité des patrons, français ou pas. Et tout de même, le blocage des salaires, n'a pas été décidé par une institution européenne, mais par le gouvernement tout à fait français de Mitterrand, avec la participation de ministres communistes !
L'Europe de l'Acte unique va démolir la protection sociale si élaborée en France ? Mais, de Giscard à Mitterrand, combien d'attaques contre la Sécurité sociale sans que Bruxelles y soit pour quoi que ce soit ? Combien de mesures prises, aussi bien par des gouvernements de droite que par des gouvernements de gauche, réduisant les remboursements, tout en augmentant les cotisations et qui ont abouti à écarter de la protection sociale, totalement ou partiellement, un nombre croissant de travailleurs en situation vulnérable, comme les chômeurs de longue durée ?
Ce n'est certainement pas l'Europe de l'Acte unique qui fait peser la menace d'un retour en arrière de l'âge de la retraite. Même dans le pays le plus riche, l'Allemagne, le gouvernement vient de repousser l'âge de la retraite à "taux plein" de 60 à 65 ans, simplement parce que l'évolution démographique a fait croître la proportion de personnes âgées par rapport aux jeunes ; et qu'il n'est pas question, même pour le gouvernement du pays capitaliste le plus riche d'Europe, de prendre sur d'autres dépenses de l'État de quoi compléter le déséquilibre des caisses de retraite.
L'Acte unique va aggraver la concurrence et donc aggraver le chômage ? Mais la concurrence entre groupes capitalistes — y compris à l'échelle internationale — ne date pas de l'Acte unique. Oui, c'est la concurrence capitaliste, en effet, qui engendre les crises, qui est responsable du chômage. Mais pourquoi ne pas désigner aux prolétaires leurs véritables adversaires ?
L'Europe de l'Acte unique conduira à la disparition d'entreprises en France, à la désertification industrielle du pays ? Comme si Thomson, pourtant entreprise nationalisée, avait attendu l'Acte unique pour faire produire ses composants électroniques ailleurs qu'en France, là où les ouvriers sont encore plus exploités, pas en Europe justement, mais dans le Sud-Est asiatique ou ailleurs.
"Il faut protéger l'industrie nationale", clame notamment le PCF. Mais, par définition, le protectionnisme ne sert pas à protéger les consommateurs, mais au contraire le profit des entreprises capitalistes nationales... contre les consommateurs nationaux ! Les travailleurs n'ont certainement pas à se plaindre en tant que consommateurs de ce que l'assouplissement des barrières protectionnistes leur permette d'acheter moins cher de l'électroménager italien, ou des téléviseurs et autres magnétoscopes japonais !
L'harmonisation fiscale européenne, notamment la réduction prévue de la TVA, particulièrement importante en France, incitera le gouvernement à compenser le manque à gagner, en augmentant les impôts sur le revenu ? Mais ce n'est tout de même pas au parti qui prétend défendre les travailleurs de se battre pour maintenir un taux élevé sur cet impôt particulièrement injuste qu'est l'impôt sur la consommation ; impôt qui frappe exactement au même taux le chômeur sans revenu et le milliardaire !
Bien sûr, le patronat se servira de l'échéance de 1993 comme prétexte pour peser encore sur les salaires ou pour justifier les licenciements. Bien sûr, les hommes politiques et les journalistes à leur service dépenseront des trésors d'imagination pour expliquer que pour tenir le coup dans la compétition économique, il faudra aux travailleurs se serrer encore la ceinture. Ils le disent déjà, il faut entendre comment !
Mais s'ils n'avaient pas ce prétexte, ils en trouveraient un autre. Et si l'Acte unique capotait, ne vous faites pas de souci pour eux, ils expliqueraient que puisque l'Europe ne peut pas marcher, c'est un handicap pour notre industrie nationale et donc... il faut que les ouvriers se serrent la ceinture. La chanson pourrait être différente, mais le refrain serait toujours le même.
Les classes ouvrières des différents pays d'Europe ont conquis un niveau de vie plus élevé que dans bien des pays du monde grâce à leurs luttes, il y a des décennies de cela. Bien sûr, elles ont profité de ce que leurs bourgeoisies étaient des bourgeoisies riches et puissantes, susceptibles d'acheter le calme social par des concessions économiques. Mais la récente crise a montré que, lorsque la crise économique s'exacerbe et exacerbe la concurrence entre capitalistes, les acquis peuvent soudain être remis en cause et le niveau de vie reculer comme on ne l'imaginait pas. Or les positions que la bourgeoisie a reprises au cours de ces dix dernières années, elle ne les redonnera pas aux travailleurs si ceux-ci ne font pas pression, ne la menacent pas. Et cela, même si la crise économique régresse. À plus forte raison si elle continue ou s'approfondit.
Mais, en aucun cas, on ne verra le sort de la classe ouvrière évoluer automatiquement. Le problème est celui du rapport de forces entre les classes ouvrières et leurs bourgeoisies. Le problème est celui de savoir si les classes ouvrières européennes, après plus de dix ans d'illusions sur le boom économique et quinze ans d'amertume sur la crise, épouseront d'autres causes que celles que les bourgeoisies européennes leur présentent. Causes perdues pour elles mais que les dirigeants ouvriers s'évertuent à leur présenter comme les seules défendables.
Le Marché unique de 1993, les négociations au sommet réduites à des marchandages sans envergure entre grandes puissances soucieuses de défendre leur place sur la scène mondiale, n'ont rien à voir avec les intérêts des travailleurs. Mais les sempiternelles dénonciations du Marché commun ou du Marché unique comme l'épouvantail, non plus.
Oui, pendant la période à venir, les travailleurs de tous les pays d'Europe auront à se battre, même simplement pour récupérer leur niveau de vie d'il y a dix ans. Car la dégradation des conditions d'existence de la classe ouvrière a été parallèle dans l'Angleterre de la très réactionnaire Madame Thatcher, et dans la France ou l'Espagne des socialistes Mitterrand ou Gonzalez. Mais, c'est pour leurs revendications que les travailleurs doivent se battre, pour une augmentation générale des salaires, pour la répartition du travail entre tous, pour la protection des acquis sociaux, mais pas contre l'Acte unique ! Car même si l'Acte unique était supprimé, cela ne changerait rien, mais absolument rien pour les travailleurs !
Plutôt que de partir dans une guerre à la Don Quichotte contre le moulin à vent de l'Acte unique, il serait infiniment plus profitable, pour les travailleurs conscients, de réfléchir à la façon dont ils pourraient tirer profit pour leurs propres luttes, même du peu de changements allant dans le bon sens qui a été introduit dans les conditions juridiques et morales des travailleurs en Europe.
Le Marché commun n'étant pas fait pour les travailleurs, il n'y a pas grand-chose qui aille dans le sens de leurs intérêts. Mais il y a au moins la libre circulation et la libre installation des travailleurs.
Alors, laissons au PCF les slogans du genre "Vivre et mourir à Maubeuge ou à Aubervilliers". C'est bien le propre des partis réformistes que de proposer aux travailleurs, comme principal moyen de se défendre, de se cramponner à leur usine ou à leur atelier ; à leur catégorie ; à leur nationalité ou à leur ville ; quitte à s'isoler de travailleurs d'autres usines, d'autres catégories, d'autres villes, d'autres pays ; pire même, malheureusement, à voir en eux des adversaires.
Le prolétariat constitue un tout, non seulement par-delà les murs d'un atelier ou d'une usine ; non seulement par-delà les limites d'une banlieue ouvrière, mais aussi par-delà les frontières !
Alors, au lieu de prêcher aux travailleurs de se replier frileusement derrière des barrières artificielles qui ne les protègent pas contre le patronat mais qui, en revanche, les divisent, les isolent les uns des autres, les affaiblissent, eh bien, ce que les révolutionnaires prolétariens ont à dire à leur classe c'est : "N'ayons pas peur de l'union, c'est notre force".
La classe ouvrière n'a rien à perdre, mais elle a au contraire tout à gagner à ce que les prolétaires des différents pays soient brassés et que les travailleurs d'un pays connaissent et comparent les conditions d'existence dans d'autres pays ; à ce que leur culture, leur conscience s'élargissent.
Pourquoi donc ce nivellement, dont le PCF brandit la menace, devrait-il se faire par le bas ? Pourquoi les travailleurs ne pourraient-ils pas imposer que les salaires soient ceux de l'Allemagne par exemple et la protection sociale celle de la France ?
C'est évidemment une question de rapport de forces. Mais une plus grande liberté de mouvement n'est pas un obstacle à une augmentation du rapport de forces en faveur de la classe ouvrière. Au contraire, la libre circulation des travailleurs pourrait concentrer les forces de la classe ouvrière et élargir les bases de sa résistance et de sa conscience de classe.
Il n'y a pas de luttes d'envergure de la classe ouvrière dans aucun pays de l'Europe ? Oui, sans doute, parce que toutes les classes ouvrières de l'Europe sont passées parallèlement par les mêmes phases d'illusion, suivies de démoralisation, et il faut encore qu'elles se ressaisissent. On n'en est peut-être pas encore au moment où les travailleurs sont prêts à reprendre une politique prolétarienne conséquente. Mais le rôle de ceux qui se placent sur le terrain de la classe ouvrière n'est certainement pas d'abandonner leur politique ou cesser de l'affirmer pour simplement tenter de fléchir la politique des bourgeois dans un sens plus ou moins libre-échangiste, plus ou moins européen. Car cela serait tout à la fois dérisoire et stupide.
Alors, il y a certainement des choses à dire, à expliquer aux travailleurs pendant la période qui nous sépare de l'entrée en application de l'Acte unique, et en particulier pendant la campagne électorale des Européennes qui va commencer bientôt.
D'abord, évidemment, pour dénoncer toutes les mesures anti-ouvrières que la bourgeoisie a prises, prend et prendra, dont certaines seront peut-être prises sous prétexte de l'Europe mais, dans la réalité, toujours simplement pour accroître la part de la bourgeoisie de chaque pays au détriment de la classe ouvrière, à commencer par la sienne propre.
Ensuite pour dire que l'Europe des bourgeois, c'est une supercherie, c'est un ensemble d'accords contractuels entre nations bourgeoises qui étouffent dans leurs frontières, mais qui sont pourtant incapables de se mettre d'accord pour constituer une Europe véritablement unie, débarrassée des frontières.
Mais il faut aussi dire que le prolétariat, lui, a intérêt à débarrasser l'Europe de ses vieux fatras de frontières, d'hymnes, de drapeaux, de nationalismes opposés au nom desquels on dresse les peuples les uns contre les autres dans des guerres sanglantes de temps en temps et dans des guerres économiques toujours. Mais il faut aussi lui dire que la classe ouvrière est la seule classe sociale à pouvoir réaliser cela !
Dire aussi d'ailleurs que l'Europe, ce n'est pas seulement les douze pays qui ont signé l'Acte unique, mais aussi le reste, à commencer par l'Union soviétique et les pays de l'Est dont l'histoire, les économies, les cultures sont profondément imbriquées les unes dans les autres.
Au moment où les jeunes des pays de l'Est, et notamment de l'Union soviétique, regardent vers l'Occident, il est important qu'ils y voient autre chose qu'une bourgeoisie imbue de ses "succès" face à la bureaucratie et un prolétariat amorphe laissant les politiciens socio-démocrates et les bureaucrates staliniens parler en son nom !
L'Europe unie sera l'œuvre de la révolution prolétarienne
Il y a soixante-dix ans déjà, alors pourtant que les différentes économies nationales étaient moins soudées qu'aujourd'hui, les dirigeants du mouvement ouvrier révolutionnaire communiste encore digne de ce nom, se battaient dans la perspective des États-Unis socialistes de l'Europe. Eh bien, cet objectif reste encore le seul à pouvoir être opposé, au nom du prolétariat, au nationalisme même teinté d'européanisme des bourgeoisies.
Et puis, les États-Unis socialistes d'Europe n'auront pas à être, comme l'est l'Europe des bourgeois, une entité protectionniste, incapable peut-être de se protéger de la concurrence de la puissance impérialiste américaine, mais en même temps une sorte de machine de guerre contre les pays pauvres.
Non, les États-Unis socialistes d'Europe auront, au contraire, à définir une collaboration économique et politique fraternelle avec les peuples d'Afrique et d'Asie.
Ce sont les débats internes à la bourgeoisie qui, aujourd'hui, mettent en avant la question de l'Europe, bien plus que les préoccupations de la classe ouvrière. Mais il faut qu'il se trouve des organisations pour affirmer, au nom des intérêts de classe du prolétariat, que la classe ouvrière a, dans ce domaine comme dans tous les autres, une politique indépendante à défendre, une perspective propre à proposer à la société. Une perspective autrement plus exaltante que les lamentables marchandages des grands du monde bourgeois.
Et puis, il y a encore autre chose. Parmi les idées réactionnaires que la crise a fait ressurgir, la xénophobie, le racisme, le chauvinisme sont parmi les plus abjectes. Et il n'y a pas que Le Pen et ses équivalents en Allemagne, en Grande-Bretagne ou ailleurs pour en tirer un capital politique. Mais en même temps, en discutant de l'Europe, les partis traditionnels de la bourgeoisie en viennent eux-mêmes, fût-ce de façon caricaturale et hypocrite, à dire que les frontières sont dépassées, gênantes.
Alors, ce n'est certainement pas aux travailleurs, aux militants ouvriers de se tromper de camp, de sortir des poubelles et donner du crédit aux préjugés réactionnaires et chauvins pour lesquels les classes ouvrières européennes ont déjà payé si cher...
Là aussi, il faut que le prolétariat s'affirme, ne fût-ce que par la voix de minorités révolutionnaires. Avec ses propres idées. Avec ses propres valeurs. Avec son internationalisme.
S'il y a un continent où le nationalisme n'a plus une once de caractère progressiste, où au contraire il déploie pleinement, depuis plusieurs décennies, tous ses effets néfastes, économiques, politiques, humains et culturels, c'est bien l'Europe. Le mouvement ouvrier en a pris conscience il y a bien longtemps. La fondation de la Première Internationale date de 135 ans déjà. Elle fut créée en Europe, comme les Internationales suivantes d'ailleurs.
La classe ouvrière européenne, la plus ancienne et longtemps numériquement la plus importante du monde, dépositaire pendant longtemps de la tradition révolutionnaire prolétarienne, l'a toujours associée à l'internationalisme. Le "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", lancé par la Première Internationale, n'était pas un slogan mais un résumé des moyens de l'émancipation de la classe ouvrière. Il a fallu la formidable régression représentée par la social-démocratie d'abord, le stalinisme ensuite pour que tout cela sorte de la conscience collective de la classe ouvrière.
Mais on peut le faire renaître car une des choses dont la classe ouvrière d'aujourd'hui, en France comme ailleurs, crève, c'est du manque d'internationalisme, c'est du manque de la conscience que le prolétariat ne peut pas s'émanciper dans le cadre d'un seul pays, fût-il immense. La bureaucratisation de l'Union soviétique en a tout de même fourni l'illustration vivante !
Alors, vive la véritable et complète unification de l'Europe par la révolution prolétarienne !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !